MONDES SUSPENDUS

Exposition présentée du 12 mars au 26 avril 2014

 

« Double » est un terme qui semble très bien convenir pour définir Julie Polidoro. Double actualité artistique en France avec l’exposition Mondes suspendus à Primo Piano et une exposition collective à la Galerie Duchamp à Yvetot. Double culture également, puisque Julie Polidoro partage sa vie entre deux sphères culturelles, françaises et italiennes. Elle est encore double dans son rapport à la pratique picturale entrelaçant le passé et le présent. Son intérêt pour la science et les mathématiques l’ont amenée vers le domaine de la cartographie et de l’atlas. « Système de communication par signes et dispositif visuel », l’usage de la cartographie pose la question de sa nature et de sa fonction à l’ère des drones et du GPS qui localisent et représentent en temps réel l’espace vu d’en haut.

Les Mondes suspendus de Julie Polidoro affirment cette double lecture à la fois intime et politique des cartographies et des images aériennes actuelles. Ses peintures sont des panoramas personnels tels des paysages disparus ou inventés. Cette immersion totale que propose la première installation de trois grandes toiles suspendues recrée un « paysage-monde » en prise directe avec l’espace d’exposition. Par l’imbrication des espaces, à la fois pictural et architectural, les relations entre le paysage et sa représentation questionnent la notion de déplacement, la nécessité de décrypter la surface picturale sous un nouvel angle, l’objet toile et sa présence comme tapis/peinture/décor et sa pesanteur dans l’espace d’exposition. Pour appréhender ces différentes perceptions de la Terre, l’ensemble des représentations lié aux territoires et à l’univers est caractéristique d’une quête personnelle de connaissance et de savoir. Fantasme premier de saisir le monde au travers de l’évolution des techniques, cette compréhension et cette transformation du monde en image est primordiale à la pratique picturale de Julie Polidoro afin d’en questionner la dimension esthétique, ornementale et politique. Approche double, oscillant de la sciences des images aux images de la science, mesurer, modéliser le monde est aux origines de cette pratique de la cartographie qui « nourrit des récits, stimule la fantaisie et a définitivement colonisé l’imaginaire littéraire et artistique.».[1] Cet « imaginaire géographique » comme le définit Teresa Castro dans son ouvrage La pensée cartographique des images permet à Julie Polidoro d’appréhender paysages et temporalités afin d’explorer le médium pictural.

Doubles images, les peintures de Julie Polidoro ont cette spécificité d’être libérée du châssis faisant entrevoir le devant et l’arrière de la toile. Peau sans armature, la toile sans châssis est une manière de pouvoir aller plus loin pour contempler et voir autrement la limite, le territoire et la couleur. Par cette fragilité fixe et mobile, les mondes suspendus de Julie Polidoro représentent une ré-organisation des territoires par sa non-hiérarchisation, par la simultanéité des évènements à l’heure de l’économie globale. La sensation de changement et d’instabilité en est décuplée. Julie Polidoro souligne : « d’un côté, ce qu’il se passe dans un pays très lointain, nous concerne de très près, de l’autre côté, il est évident que les conséquences de nos actions soient liées, qu’elles aient des conséquences communes. Cela a toujours été le cas, seulement maintenant cela est perceptible par tout le monde. Le monde est devenu tout petit.[2]». Comme l’a observé Michel Foucault dans Des espaces autres, la compréhension de l’espace contemporain n’est pas si simple : «Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. »[3]. La peinture Partout il se passe quelque chose énonce cette multiplicité des points de vues par la vibration de zones précises et de zones floues. En ajoutant du texte sur ces cartographies picturales, Julie Polidoro redonne une dimension narrative et fictionnelle de la carte que les images satellites ont évincées. Elle re-matérialise spatialement l’inventaire exhaustif de notre connaissance du monde passant désormais par la virtualité des images et l’abolition des distances. Lorsque l’on déambule au sein des toiles de Julie Polidoro, on ressent à nouveau une « grandeur matérielle »[4] comme l’avait décrit merveilleusement Isidore Ducasse au sujet de l’océan. Le ciel, les mers, la terre, l’oxygène semblent se confondre.  Par ces sensations directes avec des temporalité instantanées et avec la matière, Julie Polidoro fait également resurgir les pouvoirs de la couleur, leur prestance et leur richesse. En questionnant la qualité lumineuse de ses toiles aux couleurs dorées byzantines, elle se réfère à un monde spirituel et symbolique. Oscillant entre le contrôle et la liberté du geste pictural ou en jouant de la suspension et de la gravité de ses toiles, Julie Polidoro intègre la dimension sculpturale à sa peinture redonnant toute son importance au corps. Autour et dedans ces toiles volantes et flottantes, il s’agit de retrouver les origines de ce corps ayant conféré une mesure du monde.

Marianne Derrien

 

Née à Berlin en 1981, Marianne Derrien est commissaire d’exposition et critique d’art indépendante basée à Paris. Elle a été assistante à la Galerie Serge le Borgne et chargée de mission pour les expositions à la Villa Médicis à Rome. Actuellement, elle est rédactrice en chef du site internet et coordinatrice du Point Perché by The Absolut Company, nouvel espace au Palais de Tokyo. De mars 2014 à février 2015, elle est commissaire invitée à la galerie Unosunove à Rome pour un cycle de 4 expositions intitulé c/o – an alternate correspondence. 

[1]                Teresa Castro, La pensée cartographique des images.Cinéma et culture visuelle, éditions Aléas, Lyon, 2011, p. 7.
[2]                Entretien avec Julie Polidoro, février 2014.
[3]                Michel Foucault, Des espaces autres, Dits et écrits ,Gallimard, 2001, p.752.
[4]                « Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut se comparer qu’à la mesure qu’on se fait de ce qu’il a fallu de puissance active pour engendrer la totalité de ta masse. On ne peut pas t’embrasser d’un coup d’œil. Pour te contempler, il faut que la vue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers les quatre points de l’horizon, de même qu’un mathématicien, afin de résoudre une équation algébrique, est obligé d’examiner séparément les divers cas possibles, avant de trancher la difficulté. »